Gruissan.

Un secret-défense sur le chemin des cénotaphes

Le chemin qui mène à la chapelle des Auzils, dans le massif audois de la Clape

est un cimetière marin. Parmi les tombes sans corps, une plaque rend hommage

aux équipages de trois sous-marins français disparus en 1952, 1968 et 1970

 

Lové entre terre et mer, entre étangs et vignes, le village en circulade de Gruissan près de Narbonne, dans l'Aude, était cher au cour de Charles Trenet. Si la "bergère d'azur" et ses "reflets d'argent" sont un ravissement pour les estivants, la mer voit aussi mourir des marins depuis des siècles. En témoigne la chapelle Notre-Dame-des- Auzils, qui leur est dédiée, bâtie au XVIIe siècle sur un édifice plus ancien, sur les hauteurs du massif de la Clape qui dominent le village et la station balnéaire.

Serpentant au milieu des pins, baigné de soleil, enchanté par les cigales, un chemin pierreux mène à la chapelle, c'est l'allée des naufragés, un cimetière marin où sont érigées quelque vingt-six tombes sans corps. Ces cénotaphes mentionnent noms, dates, lieux, récits de naufrages dus aux tempêtes ou aux guerres, portant messages d'amour et d'espoir adressés aux marins gruissanais disparus par leurs familles éprouvées. Hongkong, Alger, Colombo (océan Indien). Au cours de l'ascension qui mène à 150 mètres d'altitude, une plaque intrigue. Elle a, dit-elle, été apposée par les "marins de Gruissan», « à la mémoire des équipages des sous-marins Sibylle, Minerve, Eurydice, disparus en mer 1952-1968-1970 ». « Nous garderons leur souvenir et d'autres après nous et ainsi tant que le soleil se lèvera sur la mer », promet l'inscription. Mais que peuvent bien avoir en commun ces trois naufrages de submersibles, intervenus alors que la France n'est pas en guerre ? Creusons.

Prêté par la Royal Navy britannique à la France, le sous-marin Sibylle effectuait sous pavillon français une mission d'exercice d'attaque entre Toulon et le cap Camarat, près de Saint-Tropez, le 24septembre 1952, avec 48 hommes à bord, lorsqu'il disparut. « Une tache de gasoil à six milles dans l'est du cap Camarat et différents objets sont aperçus. La bouée de sécurité a été retrouvée mais le câble qui la reliait au sous-marin a été rompu », rapporte un témoignage. Aucun secours possible. Les restes de l'épave reposeraient à plus de 700 mètres de fond. Aucune explication officielle, si ce n'est l'évocation d'une erreur humaine, alors qu'il était aux mains d'officiers particulièrement expérimentés.

Même sort pour la Minerve, qui disparut soudaine- ment dans les eaux du cap Sicié, au large de Toulon, avec 52 marins à son bord, le 27 janvier 1968. Ce submersible de type Daphné, fleuron de la marine nationale, n'a jamais été formellement retrouvé. Une cérémonie d'hommage fut organisée en présence du général de Gaulle dès le 9 février 1968. Pour rassurer sur la qualité des sous-marins Daphné dits de "haute performance" le général effectua ce jour-là une plongée à bord de l'Eurydice. Hélas, l'Eurydice sombra à son tour "mystérieusement" deux ans plus tard au large de Saint-Tropez, le 4 mars 1970, entraînant 57 hommes dans la mort. L'hypothèse d'une collision a été avancée.

Reste que les résultats des enquêtes et des recherches menées notamment sur ces deux derniers accidents ont été "classés secret-défense" et ne devraient être levés qu'en 2018, soit cinquante ans après. Mais il est impossible d'ignorer que les trois sous-marins évoqués sur la plaque commémorative du cimetière marin de Gruissan avaient en commun d'être équipés d'un schnorchel ( ou snorkel ). Un tuyau dont le clapet pouvait constituer une voie d'eau en cas d'avarie ou de gros temps, voire être à l'origine d'une explosion en cas de dysfonctionnement. Un système élaboré par les Allemands pour leur U-Boot durant la Seconde Guerre mondiale qui permettait d'alimenter le système de moteur électrique-diesel en air sans que le sous-marin n'ait à refaire surface, lui permettant ainsi échapper à la détection des radars. La France en avait notamment doté la Sibylle, la Minerve et l'Eurydice. Suite à ces naufrages, la marine nationale fit effectuer de nombreux travaux de sûreté sur les modèles Daphné, équipant notamment le clapet du schnorchel d'une grille de protection. « Je peux vous dire qu'après ça, le doute n'était plus permis, le type Daphné "sûr" avait commencé à naviguer dans les années 1971-1972, avant c'était du casse-pipe, a commenté Guénael Le Roy, ancien de l'escadrille des sous-marins de Méditerranée ( Esmed ) sur le forum d'un site Internet sur la "tragédie de la Minerve". Mais pourquoi la marine n'a-t-elle jamais officiellement reconnu la probable hypothèse d'un défaut matériel? Évoquant la Minerve et l'Eurydice, un article du Monde paru le 26 août 2000 accuse: « La marine française a alors entouré ce double naufrage d'un silence opaque, qui dure encore. La raison d'État s'est imposée. Au motif - non avoué officiellement - que les sous-marins de la classe Daphné ont connu des succès commerciaux inespérés à l'exportation», écrit le journaliste Jacques Isnard. Effectivement, en pleine guerre froide et en pleine course à l'armement, les demandes affluaient. Dans les années 1960-1970, les Daphné français équipèrent ainsi l'Afrique du Sud, le Pakistan, le Portugal et l'Espagne. Certains bâtiments ont navigué jusqu'à l'aube des années 2000.

C'est donc toute une histoire qui se cache encore derrière la plaque apposée par les marins de Gruissan sur le chemin de la chapelle des Auzils qui, elle-même, en est pleine.

               La Chapelle Notre-Dame-des-Auzils. 

Située sur les hauteurs du massif de la Clape à la sortie de Gruissan, dans l'Aude, la chapelle des marins ( lieu de pèlerinage, notamment à la Pentecôte ), abrite des maquettes et des ex-voto, dont certains peints en trompe-l'oeil à même le mur suite à un vol. Le lieu est ouvert cet été jusqu'au dimanche 16 septembre ( de 10 h à 12 h 20 et de 15 h 30 à 19 h, fermé lundi et mardi ), puis du lundi 17 septembre au dimanche 4 novembre ( de 10 h à 12 h 20 et de 14 h à 17 h 30, fermé lundi et mardi ).

Laurence Mauriaucourt    L'Humanité, 20 Août 2013